Les Murmures d’Ambreval
- Onethrîn
- 4 déc.
- 9 min de lecture

Le climat caractéristique de la fin de l’automne enveloppait la vallée d’un voile laiteux, la brume s’attardant entre les arbres comme un souffle retenu dans l’air froid. Là où s’élevait autrefois ce qui semblait être un vieil atelier, ne restait qu’un enchevêtrement de murs brisés dont les pierres, rongées par le lichen, jonchaient le sol au dallage disjoint. Le silence, épais, semblait retenir la mémoire de savoirs oubliés tandis que, par moments, une fine pluie faisait luire les ruines d’un éclat froid.
Progressant lentement, aux aguets, l’archéomancien et moi observions les décombres avec la minutie des chercheurs, celle que l’on acquiert à force d’études et de patience. Vhaerön, car c’est ainsi que d’aucuns le nomment, est un ami de longue date, dont je fis la rencontre lors de nos jeunes années, à une époque où chaque découverte, qu’elle fût simple ou étrange, nourrissait notre imagination et nos expériences. Cette amitié, de celles qui traversent les âges sans faiblir, était née dans la poussière des archives. Marquée par une forme de respect qui confère au sacré et qui surgit lorsque l’on reconnaît en face une lueur qui répond à la nôtre sans pour autant lui ressembler, elle nous mena, souvent à nos dépens, là où savoir et prudence s’accordent mal.
Avec le temps, j’appris en l’observant à me montrer attentif à certains signes qui m’échappaient et à les laisser me guider. Il faut dire que, là où mon art s’attache aux essences et à leur transformation, le sien interroge les résonances, les échos enfouis. Il sait entendre ce que la pierre tait, comme d’autres devinent la note juste d’un instrument et percevoir dans les vestiges ce qui, jadis, faisait battre le cœur du monde. Peu à peu, son approche vint nourrir la mienne : à la transmutation, j’appris à joindre l’intention ; à la substance, l’éveil.
Au-delà de son esprit vif, de son naturel bienveillant prompt à dissiper toute forme de lassitude ou de son sens aigu de l’observation, je dois bien admettre que c’est son côté un brin aventureux qui m’a conduit, moi aussi, à oser quitter le confort de ma bibliothèque et à partir à la découverte du monde, parfois à ses côtés, parfois seul. Rien d’étonnant donc, à ce que nous nous retrouvions à explorer les décombres de cet ancien atelier…
Ce lieu, nous ne l’avions pas choisi au hasard. Quelques semaines plus tôt, Vhaerön avait fait halte chez moi, de retour d’un de ses périples dans les terres du Sud. Comme à l’accoutumée, nos retrouvailles furent ponctuées d’interminables discussions où se mêlaient récits de voyage, souvenirs en pagaille et une bonne dose de taquineries affectueuses, comme il sied à deux vieux amis qui ont plaisir à se revoir tout en refusant de se prendre trop au sérieux.
Nous avions alors passé des soirées entières à converser et à feuilleter les carnets qu’il rapportait. Les notes qui s’y trouvaient, bien que parfois à demi effacées, semblaient trahir l’empressement de leur auteur à saisir une idée avant qu’elle ne vienne à s'échapper. Ca et là, elles se voyaient complétées de divers croquis et tentatives de cartographie. C’est au détour d’une de ces pages que nous tombâmes sur la mention d’un ancien atelier, niché au creux d’une combe verdoyante. Le texte, plus poétique qu’explicite, évoquait la retraite d’un ermite, dont l'œuvre et les motivations restaient enveloppées d’un voile de mystère. Les lignes laissaient simplement entrevoir qu’il avait consacré sa vie à des pratiques singulières, sans que nul n’ait vraiment pu en saisir l’étendue.
Mais, ce furent les détails qui attirèrent notre attention. Il était fait mention de substances bien spécifiques quoique inhabituelles et absconses pour les néophytes, mais capable de faire naître en nous la flamme de la curiosité. Nous décidâmes donc de partir ensemble, convaincus qu’un lieu de ce genre présentait un certain intérêt. Les cartes anciennes situaient les lieux à quelques encablures de mon domaine, dans une trouée réputée pour ses brumes et ses récits d’apparitions. Les paysans du voisinage évitaient d’y pénétrer, prétendant qu’à la tombée du jour, des lueurs étranges se déplaçaient entre les arbres, accompagnées de murmures inquiétants, et que l’air y conservait un relent âcre et résineux difficile à nommer. Nous nous connaissions assez pour savoir que ni lui ni moi ne renoncerions à une telle découverte : à l’aube, nos besaces étaient prêtes, et la vallée nous attendait.
***
Aux abords des décombres, la nature semblait avoir patiemment refermé son emprise sur ce qui avait autrefois été façonné par la main de l’homme. Soucieux de ne pas altérer le fragile équilibre de la bâtisse, nous avancions avec lenteur et précaution, chaque pas faisait craquer les gravats sous la semelle de nos bottes. Les dalles affleurantes dessinaient, par endroits, des motifs presque réguliers, tandis qu'ailleurs, le sol affaissé dévoilait un entrelacs de racines auxquelles se mêlaient tessons de céramique et roches polies.
Malgré la désolation environnante, il était encore possible de deviner la structure circulaire de l’ancien atelier. Ici, un socle rocailleux portait la trace d’un support disparu ; là, une rigole semblait avoir canalisé un fluide aujourd’hui tari. En ouvrant l'œil, on pouvait même repérer quelques dépôts translucides, semblables à de fines couches de résine végétale figée, sur quelques blocs déchaussés. Par moments, tandis que j’examinais les alentours, il me sembla percevoir une quiétude singulière, comme si une présence, silencieuse et bienveillante, veillait encore sur ces lieux pourtant abandonnés.
Vhaerön s’était lui aussi mis à fouiller silencieusement. Il s’arrêta devant ce qui semblait être une table de travail effondrée et m’appella d’une voix calme. Entre deux carreaux d’ardoise fendus, quelque chose scintillait faiblement. La lumière diffuse du jour me fit d’abord penser à des éclats de verre, mais, alors que je m’approchais, mes yeux perçurent autre chose et des reflets chauds se révélèrent à moi : il s'agissait d'ambre, figée dans la poussière. Je sortis un petit couteau de ma besace, pour détacher délicatement la résine fossilisée du support où elle était enchâssée avant de la tendre à mon ami. Il la tourna entre ses doigts, l’air songeur, observant à contre-jour sa surface veinée d’étranges inclusions et cette sorte d’évanescence nébuleuse et colorée que l’on pouvait voir en son sein. Il me la rendit pour que je l’examine à mon tour. Dans ma paume, une légère vibration se fit sentir, presque imperceptible, comme un murmure endormi au creux de la matière. Ce que nous tenions là n’était pas qu’une simple curiosité cristallisée. Tout, dans la structure même de l’ambre, confirmait cette impression. Dans nos domaines respectifs, certains procédés ne sont jamais employés au hasard, un regard nous suffit à réaliser que nous savions tous deux ce qui était à l'œuvre ici…
Poursuivant notre incursion, avançant toujours précautionneusement parmi les éboulis, nous trouvâmes de plus en plus de ces fragments d’ambre. Certains renfermaient de petites pierres dont les stries et les reflets semblaient raconter le passage du temps ; d’autres contenaient de minuscules végétaux dont l’apparence donnait l’impression qu’ils avaient été pétrifiés dans un instant de vie, comme préservés. On eût dit qu’il s’agissait là des premières expérimentations de celui qui avait jadis occupé cet endroit : traces d’une recherche patiente, d’un tâtonnement obstiné vers quelque chose de plus grand. Pour autant, ces échantillons n’avaient rien de commun avec le premier que nous avions trouvé.
Aussi, nous continuâmes nos investigations, écartant les débris détrempés et repoussant la végétation. C’est ainsi que, sous les restes effondrés d’une grande étagère, nous fîmes la découverte d’un petit coffret de bois, comprennant de multiples compartiments et tiroirs qui n’étaient pas sans rappeler les meubles qu’utilisent les apothicaires. Vhaerön en approcha lentement la main, qu’il suspendit à quelques centimètres de distance, comme s’il hésitait, circonspect. Il finit par s’en saisir et l’extirpa des décombres avant de l’installer, un peu plus loin, sur un pan de mur effondré offrant une surface relativement plane.

Nous entreprîmes alors de l’examiner plus en détail. Le coffret exhalait une odeur camphrée et cireuse. Bien que ses tiroirs ne fussent plus de prime jeunesse, ils s’ouvrirent sans mal. Certains contenaient des bougies et de l’encens — expliquant sans doute le parfum que nous avions perçu — d’autres, de petits flacons emplis de liquides troubles que l’on devinait derrière des étiquettes hors d’âge. Les compartiments restants, quant à eux, contenaient de nouveaux éclats résineux, traversés des mêmes formes nébuleuses que celle que nous avions observée plus tôt.
On y percevait quelque chose que l’on pourrait décrire, bien maladroitement je le concède, comme un écho de vie. Une tension nouvelle s’installa, comme si les alentours eux-mêmes nous observaient, jaugeant chacun de nos gestes avec une attention impassible. Il était évident que nous venions de trouver ce que nous cherchions sans le savoir.
Après un dernier tour dans la masure, qui nous permit d’être certains de n’avoir rien manqué, nous nous engageâmes sur la route du retour. Derrière nous, les ruines se dissipaient lentement dans la brume, comme si elles avaient décidé de se cacher de nouveau à la vue des non initiés. Un instant, il me sembla qu’une lueur d’ambre vacillait encore entre les pierres détrempées — mais peut-être n’était-ce là qu’un reflet trompeur.
Notre attention désormais pleinement tournée vers ce que nous avions mis au jour, la marche du retour se fit d’un seul tenant, sans hésitation, animée non plus par l’élan fébrile de la découverte, mais par une sorte de calme résolu. Vhaerön avançait d’un pas régulier, le regard perdu quelque part entre la route et ses propres observations. Ce silence m’était familier, c’est ainsi qu’il a tendance à organiser ses idées. Pour ma part, je passais mentalement en revue ce que nous avions trouvé, cherchant déjà à anticiper nos travaux à venir. Peu à peu, nos réflexions convergèrent. Parfois un mot s’échappait, mais le plus souvent nous avançions en parfaite harmonie, nos pensées et nos pas se répondant d’eux-mêmes, de sorte que chacun progressait dans la même direction à sa manière. Nous savions pertinemment que le véritable labeur commencerait dès notre retour.
***
Lorsque nous franchîmes les portes de ma demeure, la nuit était tombée et le froid semblait avoir pris possession des lieux. Tandis que l’archéomancien déposait ses affaires et étalait ses notes sur le grand plan de travail de l’atelier, je rallumai le feu dans l’âtre et entrepris de faire un peu de lumière en allumant, ça et là, diverses bougies, auxquelles vinrent s’ajouter celles que nous avions trouvées plus tôt ce jour-là. Leur lueur vacillante se mêla à celle, rougeoyante, du foyer, projetant sur les murs de grandes ombres mouvantes et faisant danser leurs reflets sur les alambics et les fioles. L’air se chargea d’une odeur mêlant cire chaude et pierre, et bientôt la pièce se remplit d’une chaleur enveloppante. Il était temps de nous mettre à l’ouvrage.

Vhaerön prépara les fragments d’ambre, les tournant dans ses mains avec minutie, observant leurs veines et inclusions, comme s’il les écoutait en silence, avant de les débarrasser des impuretés qu’ils avaient accumulées au fil des âges. De mon côté, préparant mes instruments - mortier, pilon, cornue - et sélectionnant mes réactifs, je consultai les notes que nous avions rassemblées. Nos gestes, mesurés et précis, auraient sans doute paru cérémoniels à n’importe quel observateur extérieur. Pour nous cependant, il en allait tout autrement, ils étaient naturels. Dans ce ballet intuitif, nous ne parlions presque pas. Seul le crépitement du feu, le cliquetis discret de nos outils et le froissement des pages consultées à voix basse, accompagnaient nos actions, orchestrant la lente métamorphose des matériaux à notre contact. On eut dit que chaque seconde s’étirait jusqu’à devenir palpable tandis que nous sentions tous deux le poids du moment et l’intensité de notre concentration. De temps à autre, un frémissement imperceptible parcourait l’air de la pièce. Résonance oubliée propageant ses vibrations le long des étagères garnies d’épais volumes, elle semblait saluer l’équilibre fragile que nous étions en train de bâtir entre deux mondes. Nos mains, nos yeux, nos sens étaient entièrement consacrés à cette présence muette.
Une légèreté nouvelle emplit l’atelier, comme si, à l’issue de cette subtile conversation avec la matière, celle-ci avait finalement trouvé sa juste place entre le solide et le vivant. Nous nous reculâmes lentement, laissant nos yeux s’attarder sur ce que nous venions de parachever. Les œufs de dragon reposaient là, porteurs d’une énergie contenue, comme si la pierre avait finalement appris à s’éveiller. Transmutée et stabilisée, elle s’était mue pour devenir l’écrin idéal à même de protéger le feu prêt à s'y allumer. Deux d’entre eux avaient conservé les nuances chaudes et changeantes de l’ambre que nous avions recueilli plus tôt ce jour-là. Les autres, tout aussi héritiers du vallon et de son atelier, présentaient des teintes distinctes : l’un évoquait la froideur gris-bleu de l’ardoise, un autre semblait avoir retenu le bordeaux profond des bougies odorantes du coffret de bois, et le dernier, plus imposant, portait des nuances de vert rappelant le lichen qui recouvrait les maçonneries ruinées. Vhaerön s’approcha d’un pas lent, la mine grave mais tranquille, conscient de la magie discrète de ce que nous venions d’accomplir. Il posa délicatement la main sur l’un des œufs ambrés, comme pour le sonder. Nous demeurâmes ainsi un instant, contemplant ces œufs, témoignage tangible de nos efforts, avant que l’archéomancien ne hoche la tête : il avait reconnu dans le roc les rémanences de la combe brumeuse.
La nuit était désormais bien avancée. Dehors, la pluie s’était tue, laissant place à la quiétude caractéristique qui précède l’aube. Alors, simplement, je posai la main sur l‘épaule de mon vieil ami - un geste simple, mais chargé de sens. Il portait la fierté du travail accompli et cette affection fraternelle qui se nourrit des chemins parcourus autant que de ceux qui restent à tracer. Nous restâmes ainsi, silencieux un temps, à observer l’établi de bois en désordre. Là, dans ce souffle immobile, je crus percevoir à nouveau la présence apaisée qui semblait habiter les ruines.
Cette collection, composée de 4 œufs de taille moyenne et d'un œuf plus imposant, sortira le 10 Décembre 2025 à 20h30.
Pour l’ami de longue date qui, depuis longtemps, méritait une place entre ces lignes. Un grand merci à Marla pour sa relecture attentive et ses suggestions pleines de finesse !














